#36, Limonov, Emmanuel Carrère
S'il y a une routine que j'aime reproduire chaque année, c'est bien celle de parier avec mon Papa sur le prochain prix Goncourt, souvent de manière très subjective car je ne lis pas le quart de la sélection, et lui non plus! Avant de commencer Limonov, je voyais bien Carrère gagner, je l'apprécie beaucoup et les critiques sont encore une fois très positives.
Limonov retrace le parcours d'Edouard, un loser parfait, excentrique et ambitieux. Son destin l'emmène notamment de la Russie aux USA, de la France à la Serbie, sans autre objectif que celui d'être enfin reconnu à sa juste valeur. Tour à tour sympathique ou détestable, Edouard est un personnage excessif laissant peu de place à la nuance. Pourtant l'auteur interpelle régulièrement ses lecteurs et souligne la complexité que recelle chaque être humain, et pas seulement son héros.
Limonov est bien plus qu'une simple biographie, et nous voilà traversant l'histoire contemporaine de la Russie. C'est passionnant, grâce au talent et à la pédagogie de l'auteur - on présume ici l'influence de sa mère, la célèbre historienne Hèlène Carrère d'Encausse.
Enfin, comme dans chacun de ses livres, il y a une histoire dans l'histoire, une sorte de mise en abyme. Sa propre éducation, ses valeurs, son parcours si différent de celui d'Edouard au cours de ce demi-siècle. Et puis toujours, des doutes partagés avec le lecteur, son effort d'objectivité jamais récompensé, l'ambiguité des sentiments que fait naître chez lui le personnage de Limonov, et en filigrane, la question qui personnellement m'intrigue toujours quand je lis un bon livre: qu'est ce qui a poussé l'auteur à écrire ce récit, était-ce évident ou ardu?
La seconde anecdote, moins charmante, c'est Raïa qui la raconte. Elle est sortie en ville avec son bébé sur le dos quand commence un bombardementde la Luftwaffe. Elle trouve refuge dans une cave avec une dizaine de citadins, certains terrorisés, d'autres apathiques. Le sol et les murs tremblent, on essaie, à l'oreille, de déterminer à quelle distance tombent les bombes et quels bâtiments elles détruisent. Le petit Edouard se met à pleurer, attirant l'attention puis la colère d'un type qui, d'une voix sifflante, explique que les Fritz ont des techniques ultramodernes pour repérer les cibles vivantes, qu'ils se guident aux sons les plus ténus et que les pleurs du bébé vont tous les faire tuer. Il excite si bien les autres qu'ils jettent Raïa dehors et qu'elle en est réduite à chercher un autre abri, sous le bombardement. Folle de rage, elle se dit et dit à son bébé que tout ce qu'on pourra lui raconter sur l'entraide, la solidarité, la fraternité, c'est de la blague. "La vérité, ne l'oublie jamais, petit Editchka, c'est que les hommes sont des lâches, des salauds, et qu'ils te tueront si tu ne te tiens pas prêt à frapper le premier."