# 346 Des chaussures pleines de vodka chaude, Zakhar Prilepine
Dans une des nouvelles de ce recueil , Zakhar Prilepine découvre un nouvel usage de la Vodka : chaude, elle permettrait de détendre le cuir de ses chaussures. Enthousiasmé par la formulation, il met au défi l'ami qui lui recommande cette astuce de publier avant lui un livre portant ce titre.
La vodka reste un fil conducteur assez sûr entre les onze récits au travers desquels l'auteur raconte dans une atmosphère alcoolisée la vie quotidienne et provinciale d'une jeunesse russe désorientée. Chroniques d'une génération sans idéalisme, il m'est impossible de détacher le réalisme social et le contexte politique de son auteur, Zakhar Prilepine.
Il est peut-être temps que je tente de reconstituer la chronologie de mon puzzle russe dont les pièces sont faites de voyages et de lectures (et de beaucoup de hasards).
A l'automne 2011 je découvre Sylvain Tesson. C'est le premier auteur qui me donne envie de découvrir la Russie grâce à ses nouvelles, elles-mêmes lues après une discussion avec David P., le commercial d'un éditeur avec qui je travaille alors et qui me confie se lever tous les jours à 6 heure et ainsi profiter de l'heure de calme avant que sa maisonnée ne se réveille pour écrire.
Début 2012, je décide de projeter au printemps avec le père de ma fille un voyage en Russie: puisqu'il a appris le russe "en LV1" et s'est rendu en U.R.S.S. dans l'année qui a précédé et celle qui a suivi la chute du mur de Berlin, ça me semble marrant de découvrir Moscou et Saint Pétersbourg avec son regard vingt ans plus tard. De ce pays je ne connais alors que l'histoire et la géopolitique telles qu'étudiées dans mon IEP et ma culture se limite plus ou moins au roman Anna Karénine et au film Citizen X.
Cette année-là le Salon du livre met à l'honneur la Russie : à l'occasion de la sortie de Limonov, il est prévu un entretien entre son auteur Emmanuel Carrère et un des personnages du roman, Zakhar Prilepine, ancien soldat engagé dans la guerre en Tchétchénie devenu journaliste. Je me souviens parfaitement de la conférence et parmi les auditeurs nous tombons nez à nez avec le prof de russe de lycée de David !
L'échange entre Carrère et Prilepine est lunaire, ce dernier semblant quand même bien imbibé, il laisse une image vindicative et peu amène. Anti-poutiste affirmé, j'achète par curiosité son dernier ouvrage (Des chaussures pleines de Vodka chaude) et San'kia, son roman phare. Je ne sais pas si c'est par manque de temps ou si je n'accroche pas aux premières pages, je ne les lis pas. J'essaye à nouveau en 2016 et en 2019 avant chacun de mes voyages en Russie, sans succès, mais ils me suivent dans mon déménagement.
Entre temps mon lien littéraire avec la Russie s'est tissé: Dans les forêts de Sibérie de Tesson, Un roman russe de Carrère, Andrei Makine, et bien d'autres encore regroupés sous le tag Russie : ce sont ces auteurs qui ont nourri mon intérêt pour ce pays jusqu'à décider parfois de mon itinéraire de voyage (Le météorologue d'Olivier Rolin). Il ne fait désormais aucun doute que je cherche dans leur écriture l'explication de ce que j'éprouve là-bas. En 2016, la Carélie me marque durablement. Je me souviens des nuits passées à tracer cet itinéraire improbable, à vérifier les horaires, à sélectionner des numéros de téléphone piochés au hasard des sites que google veut bien me traduire... Et puis l'isba incroyable et son ponton sur le lac Onega, la traversée de la mer Blanche, les nuits en train, la poussière des îles Solovki, tout cela allié à une situation personnelle qui me semble alors inextricable, c'est une parenthèse, un souffle, j'écris un carnet de voyage. Mes lectures sur ce pays s'intensifient depuis ce séjour. Quand j'y retourne seule avec Emma en 2019 à la découverte de l'Anneau d'Or, la magie opère une nouvelle fois, nous prenons encore des trains, les couchers de soleil sur la Volga, la traversée de la campagne russe en taxi: je suis alors dans cette Russie que décrit Prilepine (je blablate et je fais des détours mais je n'oublie pas le sujet de ce post vous savez ;-).
Prilepine, que j'ai entre temps revu en 2018 toujours au Salon du livre, sous les protestations des pro-ukrainiens qui lui reprochent son engagement militaire au Donbass. Depuis, le journaliste a ouvertement pris des positions homophobes (le Covid serait la punition divine de l'autorisation des mariages gays - la vodka fait bien des ravages) et créé un parti de gauche conservateur, oxymore politique qui me rend dubitative sur son objectif d'opposition. Prilepine a d'ailleurs été choisi l'an dernier pour préparer la réforme de la Constitution : les propositions du groupe ont renforcé le conservatisme poutiniste. A l'heure où je vous écris, le compte instagram de Zakhar Prilepine passe totalement sous silence les manifestations pro-Navalny... Comme opposant, on a connu plus virulent.
Il y a quelques jours je lis cet excellent article de Carrère sur le Nouvel Obs et la version numérique me renvoie vers un autre article du même auteur: Voyage au pays de Poutine, daté du 8 mars 2012, et dans lequel le nom de Prilepine revient une nouvelle fois:
" ... mais son ami Zakhar, si, certainement. Tant que Limonov, qui l’a formé comme il a formé tant de gens dans ce pays, est encore en activité, il ne se lancera pas en politique, mais après… Prilepine président ? Ministre de la Culture ? On entrechoque nos verres en rigolant : on parie ?"
On peut penser ce qu'on veut d'Emmanuel Carrère mais il ne s'est trompé qu'à un mois près : Zakhar Prilepine a créé son parti Pour la vérité il y a tout juste un an et Limonov est mort le 17 mars 2020.
C'est ainsi que juste après la lecture de ces lignes, j'ai ouvert Des chaussures pleines de vodka chaude.
Zeus est à moitié russe.
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